Joe Jackson, le voleur de bicyclette, un artiste génial du Cirque et du Music-hall.
Le voleur de bicyclette
Inévitablement, le titre de ce chapitre Le voleur de bicyclette évoque le chef d’œuvre cinématographique de Vittorio de Sica. Pourtant, avec le même concept, bien avant ce film, un autre artiste génial s’imposa dans l’univers du Cirque et du Music-hall.
Le cycliste Joe Jackson a réussi l’exploit d’acquérir le statut de vedette avec une prestation de quelques minutes. Il était l’auteur et l’interprète d’un véritable poème clownesque. Tout au long de sa vie, il a diverti des millions de spectateurs du monde entier. Peu d’artistes de variétés, en dix minutes, ont obtenu un tel succès. Des vedettes tels Fregoli, Houdini ou Grock devaient tenir la scène pendant une heure pour s’imposer auprès de leur public. On pourrait définir ce succès comme le triomphe de la concision.
Dans l’histoire du cirque et du music-hall, Joe Jackson reste une exception. Que ce fût sur le fond ou sur la forme, son art était compréhensible par tous. N’est-ce pas là, la qualité de l’artiste universel ?
Son fils continua son œuvre avec talent et drôlerie. Bien sûr, les spectateurs qui avaient eu le privilège de voir le père, ne pouvaient malgré eux s’empêcher d’établir une comparaison. Cependant, le travail de Joe Jackson Junior a permis de faire connaître à d’autres générations, ce chef d’œuvre de la scène et de la piste.
Valse de Vienne
Joe Jackson était né dans la capitale autrichienne en 1878. Ses parents étaient grossistes en café et autres granulés. Sportif, il pratiqua l’acrobatie sur cycles en amateur. En 1896, sur une superbe bicyclette d’acrobate Dürkopp, il se lança à la conquête du monde. Sans tarder, il est incorporé dans une équipe de polo à bicyclette, dont le nom ne nous est pas connu. Avec ses sept compagnons, ils parcoururent l’Italie. Sur sa lancée, il monta ensuite un numéro du genre sérieux avec un partenaire amusant. De fil en aiguille, il se rendit compte qu’il ferait de sérieuses économies en interprétant lui même le rôle du comique.
Enfin, il fut engagé en 1898, pour six semaines, au Westminster Royal Aquarium de Londres. Pour Christmas, il était au Crystal Palace. Plus tard, en 1925, dans une interview à Yvon Novy, un des meilleurs critiques français de son époque, Joe Jackson déclarait : «… C’est à ce moment que j’ébauchais mon sketch actuel, et je le présentais tout imparfait qu’il fût, pour la première fois à Paris, en 1899, à l’Olympia… »
Jackson emprunta le personnage du vagabond. Il est difficile de dire qui est le créateur de ce personnage popularisé en Amérique dans les années 1890 par Nat Wills. Le tramp était un clochard en haillons qui parcourait les vastes étendues du nouveau monde. Ce personnage qui fait partie intégrante de la culture nord-américaine a cependant une portée universelle. Comme l’Auguste, il a le nez rouge.
Le coup de génie de Joe Jackson tient en trois points : Une idée forte – Un personnage universel et sympathique – Une interprétation magistrale. En un mot, le rêve de tout artiste !
La ronde des music-halls du voleur de bicyclette
Joe Jackson racontait à Yvon Novy, à propos de l’évolution de son numéro : «… Commencé en 1898, il ne fut établi, tel qu’il est aujourd’hui, qu’en 1909… »
Il lui aura donc fallu onze ans pour mettre en place son sketch ! Ce qui nous paraît conforme à la réalité. Joe Jackson allait promener son numéro en Europe. Le 15 décembre 1906, il est engagé au Gala Sport Redoute qui a lieu au Moulin Rouge. Foottit tenait alors le haut de l’affiche. Notre Jackson n’était qu’une simple attraction. En octobre1907, il jouait au Palais d’Eté de Bruxelles. Joe revint à Paris en novembre 1908 au Casino de Paris. Son succès s’affirmait, et un an plus tard, il joua au Hammerstein‘s Theatre. Il fut programmé au Keith Circuit aux U. S. A. Le directeur lui conseilla de développer son entrée. Ce qu’il fit. Le numéro prenait forme. Il était prêt à devenir une vedette de music-hall.
Il se maria avec Margaret Trucott. Ils eurent un fils, Joe Jackson Junior, né à New York le 30 mai 1912. L’année suivante Joe Jackson retourna à Londres, au Palace, pour 4 semaines. Il y resta 22 semaines ! En mars 1914, il était de passage à l’Olympia de Paris.
À Hollywood
Mack Sennett décida d’étoffer, en 1915, son équipe de comédiens dont les vedettes étaient Roscoe Fatty Arbuckle et Mabel Normand. Dans son film intitulé Fatty and the Broadway stars, il engagea, en tant que guest stars, des vedettes comiques du vaudeville, tels Joe Weber ou Lew Fields. L’année suivante, notre voleur de bicyclette fut pressenti pour tourner, dans le rôle principal, A Modern Enoch Arden, au côté de Vivian Edwards et Mack Swain. Ce film de deux bobines, fut mis en scène par Clarence Badger et Charles Avery.
Toujours en vedette, sous la direction de Clarence Badger, Joe Jackson tourna ensuite Gipsy Joe, avec Dora Rodgers et Lew Morisson. Enfin, en compagnie de Claire Anderson et du lion Léo, il joua dans The Lion and the Girl, film dirigé par Glen Cavender.
Son expérience au cinéma n’eut pas de lendemain, et Joe Jackson remonta sur les planches des music-halls et des vaudevilles américains.
Star du Show Business
Comme Grock, Joe Jackson était un homme d’affaires avisé. Il savait soigner sa publicité. Par exemple, en décembre 1924, il traversa Leicester Square dans un canoë sur roues. Comme une star, il se faisait photographier chez sa manucure ou encore sur une table d’opération chirurgicale.
En janvier de l’année suivante, il se produisit à l’Empire de Paris. Les Parisiens l’avaient quelque peu oublié. Le critique René Bizet ne fut pas tout à fait dithyrambique. Il trouvait son travail un peu court.
Gustave Fréjaville lui, avouait préférer la truculence de Sam Barton. Ces deux grands chroniqueurs eurent l’honnêteté et l’intelligence de réviser leur jugement quelque temps après.
André Legrand-Chabrier écrivait :
« … Ce numéro est une matrice admirable. Joe Jackson l’interprète avec une sérénité supérieure, une lenteur de geste permettant de saisir les moindres intentions, une analyse de soi-même souveraine. Ah, il ne presse pas le mouvement de la plaisanterie, il ne se hâte point d’accrocher les petits rires superficiels, feux follets de la gaieté. Il se préfère presque dédaigneux des effets précipités. Il craindrait de troubler la dégustation. Il établit en profondeur et en ampleur sa caricature du pauvre hère en apercevant une bicyclette abandonnée, voulant s’en servir, et à qui il arrive les petits incidents de maladresses qu’on devine… »
De Paris à New York
En février, rendez-vous boulevard des Capucines à l’Olympia. Dans tous les journaux, il était annoncé ainsi : Joe Jackson – L’homme qui ne fait rien – Le plus amusant comique du monde.
Toujours à Paris, au mois de mai, il passa sur la grande scène de l’Opéra Music-Hall. En juin, il était au Coliseum de Londres au même programme que les Ballets russes de Diaghilev. En octobre, il retourna en Amérique pour une tournée du Keith Albee Circuit. Cette chaîne de music-halls possédait alors 300 théâtres. A New York, on comptait 22 salles dont le fameux Hippodrome qui contenait 6.100 places.
Venez rire à Medrano
Pour son retour à Paris, en 1934, Joe Jackson fut engagé au célèbre cirque montmartrois pour deux spectacles différents. Le premier en mars et le second en novembre.
Dans Le Journal, Colette écrivit un long article sur Joe Jackson. Elle analysait la différence de présentation et d’éclairage qu’il y avait sur une scène de music-hall et sur la piste d’un cirque. Elle regrettait l’arbitraire théâtrale et non la réalité du cirque et sa mitraille circulaire d’yeux avides.
D’un avis contraire, André Legrand-Chabrier écrivait à son tour : « … Le Joe Jackson de Medrano est devenu, sous l’éclairage arbitrairement singulier de la piste, muée féeriquement en un champ de lune, un subtil vagabond lyrique, et dansant, et jouant de la bicyclette comme d’un instrument d’aventure cycliste et comique… »
L’avis de Jérôme Medrano
Dans ses Mémoires, Jérôme Medrano consacre un long paragraphe à notre voleur de bicyclette. Il raconte qu’en privé, Joe Jackson était d’un naturel enjoué. Il adorait faire des blagues et des tours de prestidigitation. Il avait la passion des appareils photos. Il n’était pas rare de le voir se promener avec quatre ou cinq appareils en bandoulière. Il s’amusait à compter ses imitateurs.
Vers 1930, il en avait recensé seize. Il s’était rendu compte que certaines personnes faisant le métier d’artiste avaient pillé sans vergogne son numéro, et que de nombreux directeurs d’établissements de spectacle les avaient engagés sans scrupule. Il décida alors de se plagier lui même. Il fit répéter son fils jusqu’à ce qu’il devînt sa copie conforme.
Il déclara à Yves Bonnat :
« … Pendant des mois j’ai corrigé toutes ses imperfections. Un jour qu’à la Scala de Berlin j’étais malade, je l’ai obligé à me remplacer et il a remporté autant de succès que moi. Et aujourd’hui voici le résultat : il vient de signer pour le mois de Juin un engagement de 10 semaines à Chicago… »
Artiste dans l’âme
Très entreprenant, il dirigeait, à côté de New York, à Greenwood Lake, une auberge pour artistes avec restaurant et golf. Il y avait aussi un dancing qui malheureusement, fut la proie d’un incendie.
Début 1935, il était de retour à Londres, au Coliseum et à l’Holborn Empire, puis en octobre, participa à la prestigieuse Royal Variety Performance au Palladium,. Il revint à Paris, en octobre 1936, au Mogador Music-Hall.
Jusqu’à la fin de sa vie, le 14 mai 1942, Joe Jackson resta un artiste dans l’âme. Jacques Charles, dans 110 Ans de Music-Hall, narra sa fin. Alors qu’il venait de saluer, après de nombreux rappels, il fut frappé d’une embolie. Ses dernières pensées furent pour le public. Il eut juste la force de demander si les spectateurs applaudissaient encore.
Le fils du voleur de bicyclette
Pour le bonheur de nouvelles générations, le fils continua l’œuvre de son père. Joe Jackson Junior se produisit surtout aux U. S. A.
À New York, il joua sur la scène du Palace en septembre 1952 et en octobre 1953. De temps à autre, il venait en Suède, au Cirque Scott ou au Groena Lund Tivoli.
La clownesse Eva Rydberg composa une chanson en son honneur, intitulée tout simplement Joe Jackson Junior. Il fit aussi plusieurs tournées avec la revue Holiday on Ice, en France et en Allemagne. Nous avons eu le privilège de l’applaudir au Gala de la Piste, organisé par Louis Merlin en 1966, au Cirque d’Hiver de Paris.
À Stockholm
Son numéro fut filmé intégralement du 19 au 23 novembre 1977, par Elizabeth Wennberg, pour l’émission télévisée La Piste des Clowns, au Cirque Royal de Stockholm. Cette émission fut programmée en France le 2 mai 1990 sur F R 3. J. J. J. était en bonne compagnie, puisqu’il était entouré de Charlie Rivel, Georges Carl, les Bario, les Rastelli, les Pompoff et Theddy, Gino Donati and Partner, Pio Nock et Compagnie, Bubi et Jules, les Chickys, Fattini, Mr Brown. Quel plateau !
Junior s’est produit pour la dernière fois en Europe au IX e Festival du Cirque de Monte Carlo, en décembre 1984. Il s’est éteint à New York en janvier 1991. Laissons le mot de la fin à Louis Léon Martin, qui écrivait dans Le Music-Hall et ses figures :
«… Joe Jackson est un des rares artistes qui donnent aujourd’hui la mesure du music-hall !… »
Dominique Denis
Extrait de : Les Comiques à bicyclette – Dominique Denis – Arts des 2 Mondes
À Lire :
Les Comiques à bicyclette – Dominique Denis – Arts des 2 Mondes (en cours de réédition)
Vidéo
Sources
- Le voleur de bicyclette
- Notes de l’Auteur.
- Gala de la Piste 1966.
- La Piste des Clowns – 2/5/1990.
- Valse de Vienne
- British Music-Hall – Boy Busby.
- Communiqué de presse de Joe Jackson.
- Comment se crée et s’imite un numéro d’attractions – Yvon Novy – 15/1/1925.
- Clowns – John H. Towsen p 286-287.
- Les Clowns – Tristan Rémy p 380.
- La ronde des music-halls
- Comment se crée et s’imite un numéro d’attractions – Yvon Novy – 15/1/1925.
- Journal des Sports – 15 /12/1906.
- Le Soir 20/10/1907.
- Le Figaro – 13/11/1908.
- Fiche S. F. P.
- Comœdia – 15/1/1925.
- Le Soir – En regardant des photographies avec Joe Jackson – Yves Bonnay – 2/4/1937.
- À Hollywood
- Mack Sennett – David Turconi – p 52-53-150 à 152.
Sources – suite
- Star du Show Business
- The Performer – décembre 1924.
- Gustave Fréjaville – Comœdia – 8/1/1925 – 15/1/1925.
- L’Intransigeant – René Bizet – 5/3/1925.
- Article d’André Legrand-Chabrier – 1925 – Archives L. R . Dauven.
- Comœdia – 11/6/1925 – 10/4/1929.
- Venez rire à Medrano
- Journal Comœdia – 17/4/1924 – 13/3/1934.
- Le Journal – Colette – 25/2/1934.
- André Legrand-Chabrier – mars 1934.
- Vendémiaire – Zemganno – 21/11/1934.
- Une Vie de Cirque – Jérôme Medrano – p 111 à 113.
- Ce Soir – Yves Bonnay – 2/4//1937.
- British Music Hall – Roy Busby.
- 110 Ans de Music-Hall – Jacques Charles – p 58 -59.
- Le fils du voleur de bicyclette
- Das Organ – sept. 1952 – oct. 1953 – nov. 1977.
- L’Echo – Bert Jansson – 1980.
- Le Cirque dans l’Univers n° 160.
- Le Music-Hall et ses figures – Louis Léon Martin – p 98.