Madame Saqui, une vie sur la corde
par Alain Chevillard
Madame Saqui fut la plus illustre représentante de cette ancienne école des danseurs de corde qui demandait une hardiesse extrême, du génie et de la fantaisie. Elle fut, en son temps, célèbre et adulée. Morte octogénaire, elle passa sa vie, pratiquement jusqu’à sa fin, à danser sur la corde.
La fille de Jean-Baptiste Lalanne
Notre Madame Saqui est née le 26 février 1786 à Agde. Son père, Jean-Baptiste Lalanne, abandonne ses études de médecine, commencées à Toulouse, pour devenir charlatan, marchand de drogue, arracheur de dents. Au cours de ses pérégrinations, il trouve sur sa route une troupe de banquistes, d’acrobates, de sauteurs, la famille Masgomieri. Non sans difficultés, il intègre cette troupe parce qu’il s’est épris d’Hélène Masgomieri, la fille du chef de famille. Au nez et à la barbe de son père, il enlève la fille qu’il a séduite. Tous deux mènent alors une vie de baladins, puis réintègrent la troupe Masgomieri.
De leur union naquit un fils prénommé Baptiste, puis une fille appelée Marguerite-Antoinette, la future Madame Saqui.
Premiers emplois
Marguerite arrive à Paris à l’âge de cinq ans pour rejoindre son père, devenu virtuose de la danse de corde, sous le surnom de Navarin-le-fameux. Il se produit dans la troupe du fameux Nicolet. Ce dernier perçoit chez l’enfant des dons certains qu’il lui permet d’exprimer. Victime d’une mauvaise chute, Jean-Baptiste Lalanne est congédié par Nicolet et doit reprendre son métier de chirurgien empirique, arracheur de dents. Dans le sillage de ses parents Marguerite se glisse dans le cirque du citoyen Barrault et elle y côtoie une enfant déjà artiste, Jeanne-Françoise Bénéfaud, qui sera plus tard la célèbre Malaga.
Sa vocation se dessine. Barrault, en fin connaisseur, trouve qu’elle a de l’étoffe. C’est ainsi qu’un beau soir on affiche ses débuts sous le surnom de Mlle Ninette. On lui a composé un joli costume avec beaucoup de rubans tricolores. Après des exercices de légèreté, elle improvise des variations étourdissantes. On l’acclame. Ses heureux débuts eurent un résultat singulier. Son père recompose alors une troupe pour qu’elle s’y produise avec son frère. C’est ensuite dans la troupe Houssaye qu’elle peut se perfectionner dans son art, délivrée de soucis immédiats et qu’elle conquiert sa première réputation.
À Epinal
À Épinal le cœur de Marguerite s’éveilla. Jean-Baptiste avait formé une association avec la troupe d’Hommebon Saqui. Julien Saqui, le fils, était devenu sensible à la virtuose de corde qu’était Marguerite. Celle-ci agréa volontiers ses avances. Le père Saqui estima que pour lui l’occasion était unique d’établir la fortune de son établissement en gardant avec lui cette incomparable étoile, ce sujet unique. Il donna son accord à cette union. Mais Marguerite Saqui rêvait d’un plus vaste champ pour ses prouesses qu’une baraque foraine. Forioso faisait fureur à Paris au Jardin de Tivoli. Marguerite Saqui était lasse d’amuser les badauds de province.
Un jour, sur un coup de tête, elle écrivit au directeur de Tivoli, Daneux, pour lui proposer un programme qu’elle-même estimait irréalisable. Mais il fallait forcer l’attention de l’imprésario. Une réponse arriva rapidement. Séduit par les prouesses annoncées, en quête d’attractions nouvelles, Daneux lui répondit qu’il l’attendait. Et c’est ainsi qu’ayant fait atteler une carriole par Julien, un peu inquiet et troublé, Marguerite Saqui, le cœur gonflé d’anxieux espoirs, partit pour conquérir Paris qu’elle allait, en effet, éblouir et charmer.
A la conquête de Paris
Le soir de son arrivée à Paris, Marguerite assiste à une représentation de Forioso à Tivoli. Suite à un faux mouvement, ce dernier chute, tombe lourdement au sol et se blesse. Daneux est fort inquiet pour les recettes de son établissement en raison de l’indisponibilité de sa vedette pour les jours suivants. Marguerite se propose pour le remplacer. Daneux hésite mais accepte.
Le lendemain, des affiches annoncent les débuts de Madame Saqui en promettant des merveilles. S’abandonnant à son inspiration dans un délire d’improvisation, elle se surpasse. C’est le triomphe de l’artiste qui devient l’idole de Paris. Ses succès retardent le retour de Forioso après sa convalescence. Voilà qu’on porte des bonnets et des collerettes à la Saqui, les confiseurs ne vendent plus que des boîtes de bonbons où est gravé son portrait. L’enthousiasme se manifeste de mille façons. Sa renommée ne cesse de grandir. Elle s’accentue quand elle imagine de mimer sur la corde les batailles et les victoires impériales. Il n’y a pas de fête sans sa participation.
La traversée de la Seine
Elle entreprend la traversée de la Seine, à la hauteur du Pont-Royal, en usant de deux drapeaux comme balanciers. En découvrant, chez les compagnons cordiers, des tresses plus solides, sans apparentes épissures, que les maîtres renommés de l’art du tissage fabriquaient pour la marine à voile de haute mer, les danseurs de corde pouvaient parcourir des distances plus longues dans les airs.
Devant l’Empereur
Lors d’une fête donnée à des détachements de sa garde, au jardin Beaujon, Napoléon lui prête grande attention. Il s’entretient avec elle et la raccompagne au pavillon qui lui sert de loge après lui avoir recouvert les épaules d’un châle que la camériste de l’artiste lui tendait. La faveur impériale s’exerça clairement. Madame Saqui est conviée à paraître dans toutes les fêtes militaires où les soldats lui font un accueil enthousiaste. Elle est programmée lors des cérémonies données pour le mariage de l’Empereur et de Marie-Louise. Elle se crut alors tout permis. Elle s’octroya le titre de première acrobate de sa Majesté l’Empereur et fit peindre sur son équipage de gala l’aigle impériale à deux têtes.
L’Empereur en prit ombrage et notifia au ministre de sa police de lui conseiller de disparaître en province. Elle obéit sans se faire prier davantage. Mais de ce jour sa dévotion pour Napoléon fit place à une rancune tenace. Elle le « punit » en n’exaltant plus son épopée sur sa corde.
L’Empire s’écroulant, Madame Saqui arbore la cocarde blanche et offre son concours aux fêtes de l’entrée de Louis XVIII à Paris. L’Angleterre lui ayant été fermée du temps de Napoléon, elle s’avise d’y exploiter sa renommée et se produit à Londres.
Un théâtre pour Madame Saqui
C’est alors qu’après tant de représentations un peu partout, de vagabondages, de tournées, Madame Saqui est prise du désir de se poser. Bien qu’elle n’ait alors que vingt-huit ans, elle n’est plus la sylphide de ses débuts à Tivoli. Elle s’est assagie en s’épaississant. Elle sollicite le privilège d’un théâtre pour s’établir. Elle obtient, la concession d’une salle ouverte en 1774, au 62 boulevard du Temple, sous le nom de Théâtre des Associés, devenant successivement Théâtre Patriotique, Théâtre Sans-Prétention, Café Apollon, Spectacle-Acrobate. En août 1814, l’artiste la plus célèbre de France récupère un privilège de représentation mais n’est autorisée qu’à donner sur cette scène des attractions foraines et des pantomimes dans le goût italien. Elle saura s’affranchir rapidement de ces restrictions. Le théâtre ne cesse de prospérer jusqu’en 1816. C’est à cette période que, sur le boulevard du Temple, à côté du Théâtre de Madame Saqui, vint s’installer le Théâtre des Funambules.
Ces deux théâtres se font une concurrence acharnée en proposant les mêmes types de représentations. Ils s’associent et redéfinissent la répartition des genres de spectacles présentés : le Théâtre des Funambules se spécialise dans la pantomime et le Spectacle-Acrobate opte pour les danses de cordes et les exercices au tapis. Cette association ne fut que de courte durée : elle dura neuf mois. En 1830 l’appellation officielle devint Théâtre de Madame Saqui.
La gestion du théâtre
Mais le succès s’avéra moins régulier. L’année 1831 fut difficile. En 1832, l’apparition du choléra rendit l’exploitation des théâtres désastreuse. Madame Saqui avait confié à son frère Baptiste la responsabilité financière de son établissement. Elle lui avait imprudemment donné sa signature. Le temps vint où elle dut constater, qu’en raison d’une gestion catastrophique, elle se trouvait débitrice d’une centaine de milliers de francs. En 1832, Marguerite Saqui loue son théâtre à un acteur qui en change le nom pour Théâtre du Temps. En 1838, ruinée, elle vend les lieux et donne sa représentation d’adieux le 23 décembre 1839. Le théâtre fait faillite en 1841 et doit fermer. Il est démoli cette même année.
Sur le terrain libéré s’élève aussitôt le second Théâtre des Délassements Comiques.
Les années difficiles
Madame Saqui ne garda que peu de rancune à l’égard de son frère auteur de sa ruine. Elle se contenta à se séparer de lui. À quarante-sept ans, après avoir été l’idole de la foule, après avoir eu son théâtre, elle fut contrainte de reprendre sa vie nomade. Elle reprit ses voyages comme autrefois : Berlin, une tournée en Espagne. Sur la route de Paris, elle se produisit à Bayonne, Bordeaux, Angoulême, Poitiers, Tours, Orléans. Ce sont alors des années qui commencent à devenir difficiles, avec de bonnes heures, des éclairs de succès, mais aussi des soirées où elle a la sensation douloureuse d’une curiosité diminuée pour sa personne.
Elle a l’idée de proposer ses talents au directeur de l’Hippodrome, ce vaste cirque de bois construit près de l’Arc de Triomphe. Elle est maintenant maigre, ridée, dévastée. Elle paraît, non plus en guerrière mais dans un costume de pèlerin, avec une longue barbe postiche. Malgré son âge, elle est encore suffisamment leste pour exécuter ses exercices qui demandent de la force.
Septuagénaire
Presque septuagénaire, pour la fête de Napoléon III, le 15 août 1853, elle traverse sur la corde une partie du Champ-de-Mars.
On retrouve Madame Saqui, une dernière fois à l’Hippodrome, en 1862. Son visage est à demi momifié. Elle sait que maintenant elle court trop de dangers et qu’il lui faut prendre une retraite définitive. Elle va s’installer à Neuily, au premier étage d’une modeste demeure où elle vivra seule. La gêne s’accentue dans les derniers mois de sa vie. On trouvera dans son secrétaire une liasse de reconnaissance du Mont-de-Piété attestant qu’elle avait dû engager tout ce qu’elle possédait de petite valeur.
La danseuse de corde classique
Elle s’éteignit, presque subitement, le 21 janvier 1866, dans l’après-midi. Ce ne fut que deux ou trois heures après son décès qu’une femme à son service la trouva sans vie. Elle fut enterrée au Cimetière Parisien du Père-Lachaise .
Marguerite-Antoinette Saqui avait vu se succéder nombre de régimes, de Louis XVI à Charles X, de la Monarchie citoyenne à la République et au second Empire. Le grand poète Victor Hugo l’évoqua. Avec elle disparaissait la danse de corde classique, un art plaisant qui permettait, selon le tempérament de l’artiste, tant d’imprévu, de fougue et de grâce.
Alain Chevillard
Adaptation de l’article Madame Saqui, une vie sur la corde par Alain Chevillard paru dans Le Cirque dans l’Univers n°255.
A lire
Mémoires d’une danseuse de corde – Paul Ginisty – Madame Saqui – (1786-1866) – Paris – Charpentier et Fasquelle – 1907.